De La France de Cioran vu par l’association Rhône-Roumanie
lundi 28 décembre 2009
Cioran, De la France. Traduction du roumain revue et corrigée par Alain Paruit.
Éditions de l’Herne, 2009.
Grandeur de la décadence
En 1941, installé à Paris, Cioran se transforme. Séduit un temps par le brutal apparat de la « Garde de fer » roumaine et par la force nazie, il se transforme et opte plus ou moins implicitement et très heureusement pour le camp adverse. Cette « métamorphose » se laisse entrevoir dans De la France, petit livre écrit au crayon, exhumé, traduit à un moment où, vieux de 68 ans, il reste d’une singulière actualité. « Livre charnière », « ode à la France », comme l’écrit Alain Paruit dans sa présentation, l’ouvrage est une frontière : entre totalitarisme et libéralisme (au sens politique), entre roumain et français (la langue roumaine est parsemée d’expressions françaises), entre hymne à la grandeur et éloge de la décadence…
Car Cioran, opérant des comparaisons avec d’autres pays, développe le paradoxe suivant : la France est grande, et la preuve en est sa décadence immuable. Selon le processus d’écriture qui lui est cher, les fragments de pensées s’agglutinent, s’additionnent, entraînant le doute et la conviction. Chaque lecteur y trouve son compte, s’arrêtant à son gré sur des termes récurrents (« ennui, cafard, décadence, XVIIIe siècle, goût, sociabilité, raison, expérience, progrès, mesure »…) définissant la France selon Cioran, cette France de l’esprit contre le cœur, où le culte du repas tient lieu de liturgie quotidienne, et dont la perfection tient à des « riens ». « Pays d’êtres humains et non d’individus », « la France est une occasion éclatante de vérifier les expériences négatives ».
À l’heure où quelques politiciens en mal de popularité cherchent à définir une identité « nationale », il est bon de lire cet hymne à la France étrangère écrit par un de ces immigrés à qui nous devons de magnifiques pages de notre patrimoine littéraire. Ecoutons rêver le petit Roumain : « Y a-t-il au monde un pays ayant eu autant de patriotes issus d’un autre sang et d’autres coutumes ? […] N’avons-nous pas aimé la France avec plus d’ardeur que ses fils, ne nous sommes-nous pas élevés ou humiliés dans une passion compréhensible et toutefois inexplicable ? N’avons-nous pas été nombreux, en provenance d’autres espaces, à l’embrasser comme le seul rêve terrestre de notre désir ? Pour nous qui arrivions de toutes sortes de pays, de pays malchanceux, la rencontre d’une humanité aboutie nous séduisait en nous offrant l’image d’un foyer idéal. » L’illusion opère toujours.
Jean-Pierre Longre