Violence dans la raison ?
Marcel HénaffViolence dans la raison : la formule semble contradictoire. Elle renvoie pourtant à la thèse centrale de l’ouvrage fondateur de la Théorie Critique, La Dialectique de la Raison de Max Horkheimer et Theodor Adorno, publié en 1947. Entre la figure d’Ulysse chez Homère et celle de Juliette chez Sade, ces deux auteurs tracent la généalogie d’une raison dominatrice dont le pouvoir destructeur éclate dans le capitalisme industriel, les guerres du 20e siècle et les camps d’extermination. Vision tragique et négative de la rationalité dont Habermas critique les présupposés historiques et le caractère autoréfutant. Pourtant l’œuvre de Sade – qu’il laisse de côté – contient un message beaucoup plus complexe et radical. Au-delà de la violence dans l’histoire se pose la question de la cruauté, celle de ses formes extrêmes propres à l’animal humain. Sommes-nous l’espèce cruelle ? Le problème doit être replacé dans le cadre de l’évolution. Il appartient peut-être à un de ses ratés : au décalage grandissant, et de plus en plus mortel, entre une agressivité nécessaire à la vie et des moyens cognitifs et techniques en soi admirables mais dont la croissance exponentielle ne cesse de faire de nous une espèce dangereuse. Et pour cela même une espèce en danger.